Les transgressions du catch

 

Le catch joue l’éternel combat du bien contre le mal incarnés sur le ring par des lutteurs. Les représentations dualistes de ce type offrent l’avantage d’être intelligibles : le bien et le mal sont facilement identifiables et invités à s’exprimer pleinement. Comme un Jardin des Délices moderne et vivant, le catch se révèle une incarnation artistique du combat contre les passions mettant en scène la transgression et le désordre.

 

Le miroir des passions

La violence est au cœur du catch. Son spectacle ne cesse de fasciner comme le souligne cette citation du patron du catch français Roger Delaporte :

 

« Vous savez, il n’y a qu’à voir dans la rue : quand 2 gars se battent, il y en aura toujours 200 pour regarder. »

Roger Delaporte, Le Matin, 16 janvier 1987

 

Le catch est un spectacle de violence offrant aux regards de la foule ce poison tabou qui parfois effleure les terminaisons nerveuses. La véritable violence n’est pas toujours suffisamment spectaculaire pour un public nombreux et éloigné, son simulacre est visuellement plus intéressant. Le catch exagère donc l’amplitude des coups tout en en diminuant la force pour offrir une version allégorique de la violence apte à satisfaire la soif de frissons du public. Le catch agit comme un trompe l’œil adressé aux pulsions négatives humaines.

Pour être plus expressive, la violence se montre sans retenue ni pudeur dans un festival de tortures, de rictus et de cris de douleur destinés à faire réagir le public. L’apparente perte de contrôle des catcheurs en action nous éloigne des attitudes « sport » et du fair-play. Le piment des allusions sexuelles s’invite bien souvent sur le ring à l’occasion de cruautés à caractère fétichiste ou sadomasochiste : morsure des pieds ou étranglement par les jambes, coups aux parties, fessées publiques, humiliations diverses ou baisers-bouches provocateurs. Cette violence teintée d’érotisme est particulièrement exacerbée dans le cas des matchs de catch féminin : des lutteuses se battent seins nus, dans la boue ou la chantilly.

Ce spectacle de violence défiant les bonnes mœurs est pourtant porteur d’espoir et de moralité puisque le bien peut vaincre le mal à l’issue du combat. Les spectateurs ont le choix du camp à défendre et expriment leur soutien par des encouragements ou des huées portés aux bons ou aux méchants.

 

La galerie des catcheurs

L’immense maîtrise athlétique nécessaire à la réalisation d’un beau match n’est pas mise au service de la victoire au sens sportif du terme mais à celui du de la narration spectaculaire d’une rencontre violente entre des adversaires incarnant des valeurs et des vanités. La physionomie, le costume, le sobriquet et l’attitude indiquent clairement de quel bord se trouvent les lutteurs.

Le catch suppose des liens intelligibles entre l’âme et le corps, entre l’intérieur et l’extérieur : les play-boys jouent les gentils tandis que les affreux font les méchants.

Le masque et le sobriquet ne sont pas systématiquement utilisés, loin de là, mais ces éléments sont en grande partie responsables du pouvoir de fascination et du succès du catch, participant à sa dimension théâtrale (responsable aussi de sa dé crédibilisation dans les milieux sportifs). Certains « gimmicks » ou personnages du catch cultivent le goût du public pour le sensationnel tous azimuts, flirtant avec la provocation : blousons noirs, truands, snobs, homosexuels ou bourreaux du ring. On peut voir à Mexico des lutteurs « rudos » (méchants) porter des costumes de squelettes, des masques à l’effigie d’un svastika ou du chiffre satanique 666.

Le « gimmick » ou personnage du catcheur autorise ses attitudes. Les méchants sont odieux : ils se curent le nez avant de serrer la main des fans, crachent par terre et multiplient les irrégularités, jouant de provocations envers toutes et tous. De la même façon, les gentils jouent leur rôle jusqu’à la caricature, saluant le public avec une humilité emphatique et portant parfois des costumes évoquant les super-héros ou des cagoules de panda, de clown ou de poupée. Le catch pousse la représentation du bien et du mal au ridicule par soucis d’intelligibilité et sans doute aussi par dérision.

 

L’esprit sportif au tapis

Le catch transgresse ses propres règles et trahit ainsi l’esprit sportif. Tous les coups interdits sont consommés : les lutteurs (le plus souvent les méchants) prennent la liberté de taper du pied sur un adversaire à terre, de tirer ses cheveux ou de mordre sa chair. L’arbitre qui incarne traditionnellement la loi est dans le cadre du catch une figure particulièrement irritante pour le public indigné par les irrégularités du spectacle. Le rôle de l’arbitre est finalement de rappeler l’inexistence de loi effective sur le ring de catch. Il ne voit pas tout ce qui se passe, prononce des disqualifications non justifiées ou se fait rosser par les lutteurs, ce qui produit le plus souvent des effets comiques se traduisant par des charivaris ou des fous-rires dans la salle.

Le catch utilise, détourne et pervertit le dispositif sportif classique. Il peut être considéré comme le négatif du sport puisqu’il en montre la face maudite, celle des tricheurs et des mauvais perdants, des arbitres pourris et des matchs arrangés. D’une certaine façon, le catch tend à crédibiliser l’ensemble des sports reconnus comme tels : la transgression des règles, la malhonnêteté ou la faiblesse morale lui seraient exclusivement réservés. Pourtant, certains matches de boxe sont truqués, des coureurs cyclistes se dopent et des footballeurs en viennent au coup de boule en finale de coupe du monde. Malgré tous ces écarts, le sport reste un spectacle de masse et l’on peut se demander si le public n’est pas aussi friand de spectacle sportif et de débordements que de sport authentique et pur.

Le catch est un spectacle de désordre bien organisé qui se joue dans une unité de temps et de lieu : la durée du match et l’espace du ring. Pourtant ces limites temporelles et spatiales sont parfois floutées ou abolies. Les combats durent parfois plus longtemps que prévu, on peut voir des déclarés vaincus remonter sur le ring pour finalement remporter la victoire bien longtemps après le dernier coup de cloche. L’action déborde aussi du cadre carré du ring pour s’inviter parmi les spectateurs devenus malgré eux acteurs de la scène qui se joue jusque dans les gradins. Le flou qui entoure les limites temporelles et spatiales du match de catch crée un effet de mise en abîme du désordre très excitant pour le public ainsi projeté au cœur du match.

 

Pour toutes les raisons invoquées, le catch est une discipline insolite qui soulève de nombreux tabous (comportementaux, sportifs, sexuels ou politiques). Les catcheurs ont-ils conscience de la portée polémique et cathartique de leur art ? Cela a-t-il de l’importance après tout ? Mes rencontres avec des catcheurs m’ont appris que j’avais affaire à des athlètes plus habitués aux salles d’entraînement qu’aux cours d’art dramatique et aux salons d’essayage. Ils cultivent l’humour et défendent le secret de polichinelle du « chiqué » en vous menaçant d’une véritable pêche. Leur domaine est avant tout celui de la lutte, l’emballage sensationnel n’existe que par nécessité : pour attirer le public et surtout bien s’amuser.

Barnabé Mons, 2007

 

Bibliographie

Roland Barthes : Mythologies, Seuil, 1963

Jean Corne : La vérité sur le catch, éditions France-empire, 1974

Christophe Lamoureux , La grande parade du catch, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1993

Christophe Lamoureux : Eros et Thanatos sur la scène du catch in Histoire du sport féminin de Pierre Arnaud et Thierry Terret, Paris, L’Harmattan, 1996

Strangler Jew : Confessions d’un catcheur, ed la Platine, 1960

ADAM n°281 (magazine), interview de Claude Darget, commentateur de Catch, mai 1963