Le voyage psychédélique

Le terme psychédélique apparait en 1957 au terme d’échanges épistolaires entre l’écrivain Aldous Huxley et le psychiatre Humphrey Osmond. Il signifie  « révélateur de l’âme » et définit tout état relatif à la prise de psychotropes aux effets hallucinogènes. Deux substances psychoactives viennent alors d’être découvertes par la pharmacopée occidentale moderne grâce aux efforts du chimiste suisse Albert Hofmann : tout d’abord le LSD, soit le 25° dérivé de l’ergot de seigle, puis la psilocybine présente dans certains champignons connus des chamanes depuis des millénaires.

Synthétisées, ces substances psychédéliques font l’objet dans les années 50 d’une immense curiosité scientifique : des centaines de bourses sont allouées à la recherche de ce qui semble alors être l’outil d’exploration de l’esprit humain le plus prometteur que la psychologie ait jamais connu. Les recherches portent sur les possibles traitements des états dépressifs, de l’anxiété, des addictions ou des troubles neurologiques, mais aussi sur l’expérience mystique occasionnée par les hallucinogènes. Les résultats sont très encourageants, des changements positifs notables peuvent être observés dès la première dose administrée. Parallèlement, de nombreuses recherches scientifiques sont menées dans la sphère militaire pour tenter d’utiliser les psychédéliques comme des armes de guerre, sans succès.

C’est l’époque des articles prosélytes dans de grandes revues comme Life, celle aujourd’hui oubliée où Al Hubbard alias Captain Trips dispensait le LSD dans les hautes sphères de la société américaine avec le concours des laboratoires Sandoz, créateurs du produit. Celle des Portes de la Perception d’Aldous Huxley, des révélations de Cary Grant en voyageur aux 100 trips salvateurs, celle où les psychédéliques n’ont pas encore atteint la rue et le grand public et bénéficient encore d’une image positive.

L’Histoire retient qu’un certain Timothy Leary, conférencier en psychologie à l’Université de Harvard, a contribué à la démocratisation incontrôlée des substances psychédéliques au milieu des années 60 et par voie de conséquence, à la diabolisation de ces produits. Persuadé des effets bénéfiques de l’expérience psychédélique, il distribua psilocybine et LSD à ses étudiants en vue d’un projet révolutionnaire, libertaire, hédoniste, mystique et totalement vague qui allait transformer la société en profondeur. Les hippies étaient nés, la fête allait commencer dans un déluge d’images et de sons. Le désordre qui s’ensuivit fit si peur aux autorités en place que les hallucinogènes furent brusquement considérés comme dangereux pour la santé mentale et criminalisés. Progressivement, leur étude disparut des programmes d’études et de recherches : la science se détourna des substances psychédéliques au moment même où elles bouleversaient le plus fortement les sociétés occidentales, pour le meilleur (l’épanouissement personnel, la créativité parfois exceptionnelle, la sensation de connexion avec la nature) et parfois le pire (le bad trip et ses outrances incarnées par la figure de Charles Manson). Dès lors, les hallucinogènes furent interdits partout dans le monde, décriés par la presse, la télévision et le cinéma. Pourtant l’expérience psychédélique, ce voyage intérieur aux frontières du sacré, allait toucher des millions de personnes à travers le monde, et trouver un écho spectaculaire dans la musique et le domaine pictural.

Durant les late-sixties et les early-seventies, tandis que le rock psychédélique triomphe via les concerts, les vinyles, les médias de toute espèce, l’art pictural psychédélique peine à trouver sa place en dehors des pochettes de disques, des posters ou des bandes dessinées. Au-delà de ces objets manufacturés, les expressions comme la peinture, le dessin ou le cinéma restent peu connues et n’intègrent que rarement les réseaux artistiques officiels. La société du spectacle permanent a immédiatement absorbé les esthétiques de l’expérience si profonde du « voyage » psychédélique, en a fait une marchandise pop aux dépens d’une véritable reconnaissance artistique.

Privé de visibilité, ce mouvement underground flamboyant sans manifeste développé dans la transe de l’expérimentation, sombre dans l’oubli au cours des années 1980 une fois les utopies hippie évaporées. Pourtant l’art psychédélique, cet héritier du Surréalisme, des mandalas, de la Beat Generation, de l’Op et du Pop, mérite toute sa place dans la mythologie collective et l’Histoire de l’Art Moderne. Notre exposition n’a pas pour vocation de faire le tour du monde raisonné de l’art psychédélique, elle constitue plutôt une introduction à l’art psychédélique via l’étude du cas de la France.

Dès les années 1920, le groupe surréaliste dissident Le Grand Jeu, avait ouvert la voie en recherchant à travers l’expérience des drogues telles que l’opium ou l’éther un moyen de parvenir à un état mystique et créatif. Plus tard, Henri Michaux et d’autres artistes participèrent aux protocoles Psilocybine de l’Hôpital Sainte-Anne, puis une poignée de dandys sortie de la Coupole tenta l’expérience acide. De nombreux artistes souvent isolés poursuivirent leurs recherches picturales en toute confidentialité, constituant une scène qu’ils ignoraient eux-mêmes. On pourrait penser que le voyage psychédélique prit fin avec la mort des illusions hippie et les années 80, il n’en est rien : le flambeau acide fut repris et revendiqué par une partie de la génération Punk, le groupe graphique Bazooka en tête. Depuis les années 60, en France comme ailleurs, l’art psychédélique évolue, se réinvente, surprend. Notre exposition Psychédélices rassemble pour la première fois les œuvres de peintres et plasticiens influencés par leurs visions clandestines et rappelle l’importance d’un courant artistique majeur et oublié.

Le récent regain d’intérêt pour les substances psychédéliques dans la recherche scientifique aux USA comme en Europe, la reprise de la recherche depuis le milieu des années 2000 ou la dépénalisation de l’usage des champignons hallucinogènes dans certains états d’Amérique font du phénomène psychédélique l’enjeu de questionnements nouveaux sur l’importance de ces substances dans nos sociétés. Psychédélices permet une immersion garantie sans danger dans l’univers psychédélique, à travers les œuvres d’artistes français ou travaillant en France. Bon voyage.

Barnabé Mons, mai 2021