Des Indes à la Planète Mars, texte issu du catalogue Corps Subtils (éditions Lam, 2013)

 

DES INDES À LA PLANÈTE MARS

L’art indien et l’art brut sont bien distants sur la carte de l’histoire de l’art. Mais avant de confronter ces deux territoires plastiques il convient d’en explorer les terminologies : « art indien » d’une part, et « art brut » de l’autre. Il apparaît bien vite qu’aucun de ces termes ne délimite de territoire plastique bien défini : l’art indien présente tant de facettes, d’ères et de provenances ethniques ou religieuses qu’il semblerait moins absurde de parler d’ « art français » que d’ « art indien » lorsqu’on évoque des œuvres réalisées sur plusieurs millénaires dans une zone d’influence qui dépasse les frontières du Népal ou du Viêt-Nam. De même le terme d’ « art brut » en voie de légitimation tardive regroupe avant tout les pièces assemblées par Jean Dubuffet, auxquelles il convient d’ajouter celles qui évoquent très expressément ces dernières aux spécialistes. Les œuvres trop éloignées géographiquement ou esthétiquement des fondations de l’art brut se voient regroupées sous diverses dénominations : art outsider, art singulier, art hors-normes, arts différenciés ou autres, tandis que certains artistes de formation classique se réclament de l’art brut comme si ce label constituait une cible atteignable de façon délibérée. Bien entendu ces énergumènes ne sauraient concerner notre sujet d’étude : ils profitent de la porosité de cette nouvelle catégorie pour s’y lover le temps d’une tentative. Ces errements nous assurent que les frontières de l’art brut demeurent floues pour de nombreux amateurs piqués de curiosité et admiratifs de l’élan spontané qui se dégage d’un corpus d’œuvres charivarique.
Il apparaît aujourd’hui que bien des réalisations traînant jusque là dans la catégorie des arts populaires, de l’artisanat, de l’art religieux ou païen, de la sorcellerie, des superstitions, se marient parfaitement avec les œuvres d’art brut puisqu’elles présentent certains attributs similaires tels la minutie d’exécution, la naïveté du trait ou surtout la matérialisation d’une croyance en l’effectivité de l’œuvre sur le monde réel, comme un ex-voto a pour vocation de transmettre un vœu à l’au-delà.
La question de savoir si des forces mystérieuses répondent favorablement ou non à ces œuvres forcément chargées ne nous concerne pas, les réalisations restent ici-bas offertes à nos regards, et nous pouvons en estimer la force et tenter d’en déchiffrer les messages dissolus par l’histoire de l’objet déraciné puisque faisant désormais partie d’une collection particulière présentée au public du LAM. Ces pièces sont les coquilles vides d’aspirations extrêmes, elles ne sont que les contours d’une furie qui leur a donné forme et âme. Il est remarquable que l’art brut soit apparu au moment de l’effondrement des croyances religieuses de masse et de l’artisanat occidental, comme s’il devenait un nouveau réceptacle aux aspirations votives et au savoir-faire populaire en désuétude.
De même que l’art brut nous invite à la visite forcément superficielle d’univers mentaux complexes et mystérieux, les œuvres religieuses indiennes nous transportent dans une mythologie le plus souvent inconnue du grand public européen. Pourtant les messages dilués par notre ignorance n’en demeurent pas moins puissants, choquants, fascinants. Siva, Parvati, Hanuman, Balaji, leurs compères et nombreux avatars dansent une partition muette à nos perceptions profanes mais truffée d’images fortes, de violences et de voluptés ouvertes aux interprétations. L’art brut et l’art indien sont des clés sans autre serrure que celles que nos cerveaux produisent à leur contact. 

L’art indien présente un important point commun avec l’art brut : les deux sont le plus souvent méconnus et par conséquent sous-estimés. Il serait de nos jours impensable d’acquérir des antiquités moyenâgeuses occidentales sans disposer d’une fortune colossale : sculptures, statues, peintures originales ne sont plus à portée de la bourse des notables. En revanche, l’Inde demeure un immense réservoir d’œuvres aux prix étonnamment bas comparé à la qualité des pièces disponibles. Et tandis que le marché des antiquités sud-américaines, africaines ou océaniennes croule sous les faux, l’Inde recèle pléthore d’œuvres authentiques et ne développe pas d’industrie de contrefaçon. Remarquons que l’art indien présente une diversité de matériaux qu’on ne retrouve pas dans les toutes les civilisations : contrefaire un bronze ou une pierre est plus ardu que sculpter un bois qu’on donne à grignoter quelques mois aux termites pour plus de réalisme…
Si l’art brut a commencé sa percée dans le marché de l’art en valorisant certains noms devenus des valeurs sûres aux côtes ascendantes, il constitue un continent à découvrir et valoriser dont certaines zones dorment encore sans doute dans un grenier, une malle, une réserve d’asile de fous ou l’intérieur calfeutré d’un marginal. Ces œuvres d’art brut créées le plus souvent par des autodidactes en marge des circuits du marché de l’art n’ont alors aucun prix fixe : seul le désir d’un amateur leur attribue un grade, à condition bien sûr que ces pièces soient à vendre.
Loin des circuits conventionnels, le destin des œuvres d’art brut s’avère extrêmement aléatoire : nombreuses sont celles disparues dans la benne à ordures, incomprises des héritiers ou de l’entourage à la mort de leur créateur. Parfois le miracle se produit, on découvre comme des bouteilles à la mer des réalisations étonnantes : Darger aux Etats-Unis, mais aussi Desiré Geelen aux puces de Lille. Des ouvrages qui parfois nous parviennent sans nom, anonymes comme toutes ces œuvres d’ « art indien » gardant tous leurs secrets tout en exhalant le parfum, dont on ne connaît pas toujours ni la fonction, ni la région, ni l’époque exacte… L’art indien comme l’art brut nous apporte des énigmes dont la charge émotionnelle suffit à régaler n’importe quel amateur d’art ou tout simplement de sensations visuelles. Même sans la figure porteuse et charismatique de l’artiste créateur, les œuvres continuent de vibrer de leurs motivations originelles bien souvent disparues ou confuses. 

Gloutons plastiques, mes parents Dominique et Philippe Mons ont toujours aimé s’entourer d’objets étranges et d’œuvres intenses glanés ou parfois payés cher à chacun de leurs déplacements. L’art a toujours agglutiné ses filets en direction de mon père psychiatre et yogi et c’est autour de ses deux passions professionnalisées : la santé mentale et le yoga, que se sont focalisées ses expertises, à savoir l’art brut (longtemps dominé par l’ « art des fous ») et l’art indien. Ce sont donc les activités de mon père et l’enthousiasme actif de sa femme qui ont majoritairement mené la politique d’achats chez les Mons. Par chance les domaines d’élection de Philippe avaient pour particularité de n’avoir pas encore été piétinés par trop d’explorateurs pillards. C’est ainsi qu’il fut possible d’acquérir des œuvres indiennes merveilleuses et anciennes ainsi qu’un splendide Lesage, des Crépin, des Simon. Parallèlement Philippe encourageait la production de pensionnaires de l’hôpital St Venant où il officiait en tant que psychiatre, offrait les matériaux puis achetait le résultat s’il lui plaisait.
A l’occasion de ses voyages aux Indes pour étudier le yoga Philippe s’est vite pris de passion pour le bestiaire religieux et les avatars polythéistes si présents dans la vie quotidienne indienne. La fréquence de ses voyages a facilité l’acquisition de dizaines de bronzes, tankas, dessins, photos, pierres, bois d’origine indienne prenant place auprès des œuvres d’art brut mais aussi de facture pop, symboliste, surréaliste, conceptuelle, œcuménique bizarroïde ou d’objets détournés de leurs fonctions première tels des ready-made (presse à papier, talons de cordonniers, moules à œufs de Pâques… ). Corps Subtils ne présente que deux des aspects les plus spectaculaires de la collection constituée par mes parents. Une collection libre, exigeante, surprenante, provocante, vivante. 

Barnabé Mons, avril 2013