Au milieu des années 1980, Dominique Théâte, né en Belgique en 1968, se destine à entrer aux Beaux-Arts de Liège afin de développer son goût pour les arts plastiques. Il réalise à la plume et à l’encre de Chine des œuvres très académiques quand sa vie bascule, un jour d’automne 1987, suite au choc d’un terrible accident de moto. Coma, hospitalisation, rééducation, trépanation, ré hospitalisation : aucun espoir ne semble plus permis quand, contre toute attente, le jeune homme réapprend à marcher, à parler, à dessiner. Porteur de handicaps physiques et mentaux, il ressuscite alors d’une mort sociale certaine. Dès 2001, il se met à participer aux ateliers peinture de la « S » Grand Atelier avec assiduité.

La « S » Grand Atelier est un remarquable espace de création pour artistes mentalement déficients situé à Vielsalm, Ardenne Belge. Son décor est celui d’une caserne militaire transmutée en Centre de Jour. La « S » y développe depuis une vingtaine d’années des ateliers d’arts plastiques et de la scène ; la diffusion des œuvres produites est assurée par des expositions, des publications, des concerts ou des projections. Dominique Théâte travaille à la « S » jusqu’à cinq jours par semaine. Seul, en groupe ou en duo selon les projets proposés par la directrice Anne-Françoise Rouche, il crée depuis quinze ans une œuvre plastique résolument singulière. Il fréquente également l’atelier théâtre, ou vocalise des monologues en musique improvisée. Quand, venu le soir, il rentre au foyer, il écrit sur son ordinateur un journal de bord qui rend compte de ses diverses activités.

De grande taille, mince, bavard, cultivant le calembour et les bons mots, Dominique Théâte recherche, depuis son corps disloqué par une existence morcelée, un équilibre entre rêves et réalité. Cet équilibre, il l’envisage à travers son œuvre écrite, peinte et dessinée, sans jamais perdre son énigmatique sourire.

L’exposition présentée à la Galerie Christian Berst concerne exclusivement la production solitaire : ont été écartés de notre sélection les travaux en duo ou collectifs comme les bandes dessinées, les dispositifs photographiques, les films d’animation ou les œuvres issues de thématiques proposées par la « S », qui constituent d’autres continents de la production de l’artiste. Aucun travail de commande, aucun multiple (linogravures, impressions) n’a été retenu par la présente sélection.

La production solitaire constituée d’un journal de bord, de shémas (sic), de dessins et de peintures, semble à première vue un labyrinthe fait de rêves et de réalités ; une suite de vignettes loufoques où l’artiste évoque sa vraie vie, idéalise ses désirs, s’invente des existences parallèles ou défriche des univers inexplorés. L’une des clés de cette œuvre polymorphe se fait jour à l’étude des articulations de l’image et du texte. Commençons donc par une rapide présentation de ces deux éléments.

L’image

Le trait chez Dominique Théâte se caractérise par une grande franchise : ni hésitation ni retouche, parfois des erreurs de composition parfaitement assumées. Cette production rejoint formellement celle d’un autodidacte, puisque toute technique apprise avant l’accident semble avoir été effacée de la mémoire de l’artiste. Il travaille vite, compulsivement, de façon répétitive. Le geste créateur semble plus important que l’œuvre réalisée : en témoignent ces centaines de dessins quasi-identiques, œuvres inachevées, feuilles dessinées côté recto comme verso. L’Art est devenu pour Dominique Théâte une manière d’exister : c’est dans sa production artistique qu’il réinvente sa vie chaque jour.

Le dessin est exclusivement figuratif. Le portrait et l’autoportrait occupent une place de choix, mais on peut repérer une galaxie de thèmes qui reviennent les uns après les autres comme des comètes sous le stylo ou les pinceaux de l’artiste : la fascination pour les BMW, l’admiration pour le chanteur Renaud, les films de science-fiction, l’amour et les femmes (à barbe, le plus souvent), le catch et Hulk Hogan...

L’œuvre plastique emprunte parfois des procédés hérités ou inspirés de la bandes dessinées : exclamations picturales, traits de vitesse, « gouttes » d’émotion jaillissant des personnages, cœurs d’amour, bulles ou légendes de texte et de symboles. L’artiste invente de nouvelles vibrations graphiques, comme ces ailes de chauve-souris élancées symbolisant les sons ou les regards.

Le texte fait partie intégrante de l’œuvre picturale : il s’impose en légende ou titre de la représentation comme une calligraphie sauvage, pour délivrer des messages dont la drôlerie récompense souvent le lecteur de son effort de décryptage.

Le texte

L’écrit se caractérise par un style rédactionnel unique : à la fois pompeux et fantaisiste, il présente un étonnant décalage entre la gravité du ton et la légèreté des propos. L’écrivain use et abuse de participes présents, d’abréviations telles « C.A.D », « Par Ex : », « N.B », qui apportent une teinte officielle au propos. Il crée des expressions poétiques comme féminine personnalité, hivernale saison, duvet mentonal (pour « barbe »), évoque son artistique souhait ou ses raisonnables tenues. Tout cela donne au lecteur la sensation de déchiffrer un dialecte savoureux, comme un vieux français alternatif et imagé.

Malgré quelques fautes d’orthographe, de conjugaison ou de syntaxe, le style rédactionnel demeure toujours correct et lisible. La ponctuation se présente saturée de guillemets et de parenthèses (rarement refermées), de slashs, de double-points inattendus. Il utilise peu la virgule, préfère passer à la ligne, offrant ainsi des airs de messages télégraphiques à sa prose.

Voici un premier exemple de rédaction de l’artiste, tiré de son journal de bord :

« Ce tout nouvel album c.à.d un (« Compact –Disc») / (« C-D ») m’aura été offert S’agissant d’un album musical d’Enrique Iglesias + Nadya
La couverture d’indique Enrique Iglesias + Nadya
Le Compact Disc a l’intérieur de marque Maxell
Se trouve d’indiqué par-dessous son rond central
Enrique iglesias + Nadya

N.B : « j’avoue que les chansons qu’ils interprètent que je préfère en sont les N° 3 et 8 » J’avoue que cette affirmation termine complètement le texte ayant été composé aujourd’hui.

Si le texte exprime toujours de façon frontale le réel, les souhaits et les obsessions de l’artiste, la teneur des messages diffère selon la nature des réalisations. L’ensemble de l’œuvre peut être regroupé en trois catégories, dont chacune correspond à un degré de réalité (ou de rêve) exprimé :

-le journal de bord (sans dessin) décrit le quotidien de l’auteur ;
-les shémasme représentant, série d’autoportraits légendés, illustrent ses souhaits éventuellement réalisables ;
-L’œuvre peinte et dessinée, de facture souvent plus complexe, renvoient au monde du rêve et aux alter-égos de Dominique Théâte.

Le journal de bord

Dans son journal rédigé à l’ordinateur, Dominique Théâte décrit ses activités quotidiennes. Il s’attarde sur la description des tenues qu’il porte, envisage la journée du lendemain. Aucune fantaisie ne sourd de cette littérature factuelle et forcément répétitive. Voici un exemple parmi beaucoup d’autres :

Journée de demain (« dimanche ») pour passer toute laquelle au foyer la Hesse Je me suis préparé une toute nouvelle tenue vestimentaire

Sous-vêtements :
- un slip, une chemisette ainsi qu’une toute nouvelle paire de chaussettes

Sur-vêtements :
- un pantalon (« pantalon de costume »)
- une chemise se trouvant ayant d’origine été munie de longues manches - mon gilet au lieu d’avoir prévu un autre habit à porter par-dessus »

Mon gilet possédant l’abdominale ouverture se trouvant munie d’une tirette Laquelle je laisserais de détachée pour qu’on puisse y distinguer la présence d’une chemise (...)
J’affirme que cette affirmation termine complètement le texte ayant été composé aujourd’hui.

On distingue déjà dans ce journal une fascination pour les vêtements, les apparences, les déguisements ; le Carnaval de Vielsalm y est souvent évoqué. Il semble que, dans l’esprit de l’artiste, l’habit fait le Dominique. Le journal s’attarde longuement sur les apparences. Ce n’est qu’avec l’image que l’on entre dans l’âme véritable.

Les shémas

Très dépouillée, de facture conceptuelle, la série des shémas me représentant intrigue par ses répétitions, ses variations, sa rigueur. Installé au centre d’une feuille blanche, l’autoportrait crayonné au stylo noir semble perdu dans le vide d’une existence désormais sans surprise. Une ligne figure l’horizon. Le personnage est souvent seul ou démultiplié, parfois accompagné d’une féminine personnalité du Centre de Jour. Sur des dizaines de shémas, Dominique Théâte fait face au public d’une salle de spectacle comble, ou surplombe comme en lévitation une voiture de la marque BMW. Un texte retranscrit le monologue de l’artiste sur toute la largeur de la feuille : il est souvent question de souhaits, d’activités parfois idéalisées, de désirs éventuellement réalisables formulés de façon lapidaire, sans place pour le doute, comme des ex-voto. Voici un exemple :

Shéma du véhicule que je désire posséder c.à.d de me l’acheter
Grâce au revenu espéré d’obtenir grâce à la commercialisation de mes shémas Mon souhait a toujours et demeurera éternellement de devenir dessinateur Voici l’affirmation avec laquelle se termine le texte expliquant mon shéma

Ou :

Et encore :

Schéma me représentant heureux
Sur lequel je me fais embrasser sur la joue Par une camarade du centre de jour
Mon souhait est qu’il s’agisse de ma camarade Laquelle étant baptisée Angélique
Etant la (Magnifique Angélique

Schéma me représentant durant la séance Plus exactement d’une séance théâtrale Dans laquelle je parle au micro
La tenue portée sera costume cravate

En lisant le contenu des shémas, le lecteur découvre l’obsession pour les attributs basiques de la réussite : la voiture de marque, la compagne féminine, les beaux vêtements (« costume- cravate »), la vie publique (par exemple, quand il évoque ses véritables activités théâtrales). Cette quête de normalité si canonique revêt le parfum de l’exotisme quand elle est exprimée et fantasmée par un homme qui en est exclu.

Il existe des shémas représentant d’autres personnages que notre héros. Ainsi Jacky, le beau- père de l’artiste, se voit-il glorifié et célébré pour sa ressemblance avec le célèbre catcheur américain Hulk Hogan. De plus, Jacky possède une voiture de marque BMW, symbole de réussite. Le glissement vers l’irréel se fait, comme dans le cas des shémas me représentant, sur les bases solides de la réalité sensible, par une ressemblance physique ; Jacky est un personnage réel, mais sa ressemblance avec une célébrité musclée et son automobile le transforment en être fantasmagorique incarnant la toute-puissance masculine.

Shéma de mon beau-père
En sosie du champion du monde de catch
Il en possède la moustache blonde et la musculature (...)

L’œuvre peinte et dessinée accompagnée de texte

Quand il peint ou dessine autre chose que des shémas me représentant, Dominique Théâte continue souvent d’écrire. Pourtant le texte vient en second plan de l’image, qu’elle soit colorée ou non. Il devient titre, commentaire. Bien souvent, l’artiste n’a pas prévu assez de place pour les mots qui s’écrasent sur le côté droit de l’œuvre, preuve incontestable d’une spontanéité sauvage. Le texte peut être en anglais ou contenir des anglicismes, la typographie prend des allures d’affiches de cinéma.

Dans ses peintures et dessins, Dominique Théâte entre dans le monde de la fiction totale, comme si le geste libérait son esprit de son être terrestre : il laisse filer un imaginaire débridé, jubilatoire, émouvant. Ses autoportraits saugrenus deviennent l’accomplissement de ses multiples avatars héroïques : cosmonaute, chanteur de rock, écrivain, avocat, militaire, prêtre... Dominique Théate interprète tous les rôles de ses fantaisies. Le beau-père Jacky est toujours présent, puisque sa double personnalité (celle réelle et celle de double magique de Hulk Hogan) l’autorise à passer du côté du rêve et du délire.

Les titres et les textes courts liés aux illustrations dévoilent beaucoup d’humour et d’auto- dérision : Dominique Théâte devient Automatic Domin’hic, Dominic Brain (Mecanic Love of Vielsalm), le Soi-disant catcheur Domin’hic... des identités domin’atrices dont il n’est pas dupe comme en attestent ses commentaires humoristiques tels celui-ci :

Imaginaire catcheur dénomé Domin’Hick Maigrement musclé
A côté de (Hulk Hogan

De toutes les grands thèmes que l’on peut découvrir dans cette œuvre, l’Amour s’impose comme quête absolue, puisqu’il concerne nombre de ses autoportraits et avatars héroïques. L’Amour Dominical comprend le désir, la cour, la danse, l’étreinte, le baiser, le confort, la possession, les promesses d’avenir. C’est cette thématique amoureuse que nous avons choisi de privilégier pour cette présentation à la Galerie Christian Berst.

L’Amour, quête tout à fait légitime, normale et universelle, apparait dans l’œuvre de Dominique Théâte comme un inaccessible gage de stabilité et de réconfort. Jamais il n’est pointé comme source de désordre ou de dispute. L’artiste se représente volontiers en fiancé éperdu ou en jeune marié, mais ses heureuses élues sont si nombreuses qu’il est difficile de l’imaginer dans une vie affective exclusive et stable. Il imagine des déclarations d’amour, des baisers, des succès féminins éclatants, des scènes de couples sagement installés sur le canapé d’un décor bourgeois. A l’inverse des shémas qui formulent des souhaits sur le ton du premier degré, les textes des peintures et des dessins laissent la place au doute quant à la réalisation des projets amoureux, doute distillé dans l’humour des textes. Voici un exemple :

Affectueux tête à tête (imaginaires fillancailles)

Espéré de me trouver réaliser en ma région c.à.d. : « Vielsalm » Par ex : en 2012 c.à.d : cette année ou plus tard

« L’espoir fait vivre ! »
Un tel espoir est en moi et le demeurera jusqu’à sa réalisation « L’amour fait vivre » « vive l’amour » « sans blague »
Je l’attends éternellement sans désespoir tellement j’y crois Croix d’bois Croix d’fer sinon j’vais en enfer
Donc : « on verra »

L’œuvre peinte et dessinée sans texte

L’œuvre peinte et dessinée de Dominique Théâte peut aussi se présenter sans aucun texte (hormis la signature, jamais oubliée). Dans ces cas, il s’agit de fiction totale, de liberté exacerbée ou, chose rare et forcément puissante, de spleen déclaré. Ce sont des autoportraits muets de l’artiste : digne, seul, impénétrable. Ou des scènes presque dérangeantes comme ce couple enlacé face à un revolver qu’on imagine chargé. L’Amour à mort. Comme si l’artiste cessait de jouer avec les mots et les images, le temps figé de rares représentations tragiques.

Maître de l’autofiction, Dominique Théâte recherche à travers son œuvre et ses avatars plusieurs éléments indispensables à son équilibre : la connaissance de soi, l’amour d’une femme (au moins une !) et la reconnaissance de son travail de dessinateur. Au total, Dominique Théâte aurait réalisé plus de mille œuvres qui fonctionnent comme une cartographie de son esprit et révèlent les multiples dimensions d’une personnalité à la fois extravagante et fascinée par la normalité. `

Sources :
Anne-Françoise Rouche, Erwin Dejasse, Christian Berst

Barnabé Mons, mars 2017