Excessif, le catch est un récit où s’agglutinent dans une mascarade épique les exploits et les misères du sport, mais aussi tous les stéréotypes de notre rapport au monde : chaque geste y devient une grimace surdimensionnée, chaque attitude un prétexte pour remettre en cause les lois du sport et les rapports entre catcheurs, arbitre et spectateurs. C’est dans ses détournements ironiques que le catch nous séduit et nous rappelle que le sport est aussi un cirque de la vie.
Le catch naît aux États-Unis dans les années 1920 et se développe dans les années 1930, parallèlement au cirque et au music hall, sur fond de crise économique, d’exode rural et de déclin des valeurs traditionnelles. Par l’apparente unité de temps et de lieu qu’il impose, il peut parfois se poser en lointain héritier de l’arène antique et du théâtre grec. Mais son origine est essentiellement foraine. Il a poursuivi la tradition de la lutte à la baraque pratiquée dans les foires européennes au xixe siècle. Il a engendré des spécificités nationales : lucha libre au Mexique, wrestling aux États-Unis, puroresu au Japon et catch en France sont les avatars d’une même discipline baroque et extravagante. Toujours très populaire aux États-Unis, au Mexique ou au Japon, le catch est quelque peu tombé en désuétude en Europe. Entre combat et comédie, il est en quelque sorte le « vilain petit canard » du sport. Violent, truqué, parfois même immoral, il amuse, fascine ou dérange un public invité à parodier les comportements des supporteurs les plus dévoués. La véritable rixe n’a pas lieu, les combats sont scénarisés. L’art des catcheurs consiste à donner l’illusion d’une lutte sauvage tout en évitant la douleur. Sa pratique nécessite donc un rude entraînement ainsi que des qualités de comédien. Les grands noms qui font la fierté du catch sont passés par l’école de la lutte ou des arts martiaux, leur carrière est semée de blessures et de fractures diverses attestant des risques réels de la « lutte au chiqué ». Petite visite guidée au cœur d’un sport-spectacle.
La galerie des catcheurs
Le catch raconte le combat du bien contre le mal, incarnés sur le ring par des lutteurs. Les gimmicks, personnages dotés bien souvent d’un sobriquet, d’un costume et d’attitudes, permettent l’évaluation de la moralité des participants. Les méchants blousons noirs, truands, snobs, ou nazis du ring s’opposent aux gentils super-héros redresseurs de torts portant parfois des cagoules de panda, de clown ou de poupée. Ils poussent jusqu’au ridicule la représentation du bien et du mal, tout en accentuant son intelligibilité.
Comme son gimmick, le corps du catcheur doit être déchiffrable sur l’échelle de la loyauté. Le caractère se lit dans la chair offerte aux regards, supposant donc des liens intelligibles entre la physionomie et la psychologie : pour utiliser le jargon du milieu les « playboys » jouent les gentils tandis que les « affreux » jouent les méchants. Le corps du catcheur étant un corps-spectacle, il n’est pas étonnant de rencontrer une grande diversité corporelle depuis les origines de la discipline : hommes, femmes, jeunes, vieux, athlétiques, obèses, géants ou nains, chacun peut catcher à condition d’être en bonne forme physique. Le catch donne à voir la troublante agilité des corps ventrus ou âgés traditionnellement tenus à l’écart des démonstrations sportives. À l’inverse des sports classiques qui classifient les protagonistes par catégories de corpulence ou d’aptitude, il peut proposer des combats délibérément déloyaux opposant des lutteurs parfois très différenciés. Ces inégalités facilitent bien souvent les prises de position du public en faveur des lutteurs les plus faibles sur le plan physique.
L’origine foraine du catch se dévoile dans un goût pour la monstration de corps hors-norme ou spectaculaires destinée à rendre le show plus impressionnant. Cette tendance, toujours très présente au Mexique, s’est raréfiée en Europe et aux États-Unis. Le catch américain impose en effet une nouvelle génération de catcheurs bodybuildés et de catcheuses bimbos siliconées plus homogène que les précédentes. La seule exception contemporaine notable est The Great Khali d’origine indienne et travaillant aux États-Unis dont les mensurations (2m21, 191 kg) assurent à elles seules le spectacle.
Il semble aujourd’hui que l’aspect sensationnel et spectaculaire du catch soit plus souvent dénigré au profit de la valorisation des seules performances sportives des combats. Sa dimension théâtrale n’est plus pleinement assumée par ses organisateurs, ce qui entraîne aux États-Unis et en Europe la mise à l’écart des lutteurs aux physiques les plus étonnants. Certaines fédérations ou associations refusent par exemple d’engager des lilliputiens, de peur de donner une image trop étrange ou inquiétante du catch.
L’absence de limite d’âge occasionne un autre clivage au sein de la discipline : l’arrêt définitif semble difficile pour les aficionados et le catch met bien souvent en scène le corps vétéran des lutteurs qui refusent d’arrêter de vivre leur passion du ring. En Europe, les jeunes ont une approche différente des anciens, pour des raisons culturelles ou physiques, et un mépris mutuel semble caractériser les relations entre clubs de jeunes « à l’américaine » et clubs de la vieille école ayant côtoyé l’Ange Blanc, le Bourreau de Béthune, Chéri Bibi ou le Géant Ferré.
L’esprit de compétition au point mort, le simulacre des nationalismes
Stricto sensu, il n’existe pas de « compétition sportive » dans cet univers où les spectacles sont écrits à l’avance et où bien des lutteurs sont tenants du titre autoproclamé de champion du monde. Les combattants ne représentent pas une ville ou un pays mais des valeurs et des vanités. Pourtant bien des gimmicks se nourrissent de représentations ethniques populaires exploitant les peurs et fascinations associées à la figure de l’étranger. Les identités ethniques affichées sont toujours caricaturales et tournent les clichés en dérision : les costumes traditionnels (kilt, turban, coiffes à plumes), les sobriquets nationalistes ou régionalistes (le Boucher de Budapest, Kamikaze le lutteur suicide Japonais, Big Baby John la Montagne du Montana…) ou les accessoires (boa vivant pour l’africain M’Boa, hache géante pour Der Henker le bourreau allemand, cornemuse pour l’écossais Scott Rider…) apportent un ridicule supplément de lisibilité aux figures qui s’opposent sur le ring. Les nationalismes et racismes latents du sport s’expriment ici sur le mode de la caricature et de la secondarité.
Le martyre des corps
Le catch offre aux regards des corps malmenés, des masses humaines jetées les unes contre les autres, des coups spectaculaires et apparemment très dangereux. Ces coups ne sont pas effectivement portés, mais ils offrent aux regards la violence et la douleur physique dans tout leur épanouissement. Aucun respect ne semble être apporté aux corps des catcheurs se livrant à une rixe visuellement proche du combat de rue. Une nouvelle tendance consiste d’ailleurs à utiliser des chaises ou des barres de fer lors des combats. Les passions qui semblent animer les lutteurs (haine, jalousie…) et les irrégularités du spectacle nous éloignent de l’attitude fair-play traditionnellement valorisée. Le public assiste et réagit très bruyamment à un spectacle de torture transgressant de nombreux tabous corporels, parfois sanguinolent comme au Grand Guignol.
Érotisme du catch
Comme certains numéros de music-hall ou de cirque, le catch comporte une forte dimension érotique : les corps sont présentés dans des tenues légères laissant peu de place à l’imagination. Les catcheuses sont le plus souvent mises en scène de façon à encourager le voyeurisme ; certaines combattent la poitrine découverte dans la boue ou la chantilly.
Sur le ring, les comportements fétichistes ou sadomasochistes sont récurrents : fessées, humiliations publiques, coups dans les parties, émasculation symbolique, tiraillement des seins ou mordillement des pieds. Il existe ainsi toute une panoplie de comportements corporels transgressifs destinés à faire réagir l’assistance. Parfois même l’amour s’introduit sur le ring et l’on a vu des catcheurs finir le combat par un baiser profond inattendu. Les passions, habituellement écartées du monde du sport, sont donc exploitées pour servir la narration d’un choc violent entre des adversaires.
L’esprit sportif au tapis
Le catch transgresse ses propres règles et trahit ainsi l’esprit sportif. Tous les coups interdits sont consommés : les lutteurs (le plus souvent les méchants) prennent la liberté de taper du pied sur un adversaire à terre, de tirer ses cheveux ou de mordre sa chair. L’arbitre, qui incarne traditionnellement la loi, est une figure particulièrement irritante pour le public indigné par les irrégularités du spectacle. Le rôle de l’arbitre est finalement de rappeler l’inexistence d’une loi effective sur le ring. Il ne voit pas tout ce qui se passe, prononce des disqualifications non justifiées ou se fait rosser par les lutteurs, ce qui produit le plus souvent des effets comiques se traduisant par des charivaris ou des fous-rires dans la salle.
Le catch est un spectacle de désordre bien organisé qui se joue dans une unité de temps et de lieu : la durée du match et l’espace du ring. Pourtant ces limites temporelles et spatiales sont parfois floutées ou abolies. Les combats durent parfois plus longtemps que prévu, on peut voir des déclarés vaincus remonter sur le ring pour finalement remporter la victoire bien longtemps après le dernier coup de cloche. L’action déborde aussi du cadre carré du ring pour s’inviter parmi les spectateurs, devenus malgré eux acteurs de la scène qui se joue jusque dans les gradins. Le flou qui entoure les limites temporelles et spatiales du match crée un effet de mise en abyme du désordre, très excitant pour le public ainsi projeté au cœur du match.
Le catch utilise, détourne et pervertit le dispositif sportif classique. Il peut être considéré comme le négatif du sport puisqu’il en montre la face maudite, celle des tricheurs et des mauvais perdants, des arbitres véreux et des matchs arrangés. Par son excès même, aurait-il une fonction de crédibilisation de l’ensemble des compétitions sportives classiques ? S’agirait-il alors de montrer ostensiblement que la transgression des règles, la malhonnêteté ou la faiblesse morale lui seraient exclusivement réservées, et que les autres sports, les « vrais », sont eux loyaux et fair-play ? L’opération serait sans nul doute un pur échec : on le sait, certains matchs de boxe sont truqués, des coureurs cyclistes se dopent et des footballeurs mythiques en viennent au coup de boule en finale de Coupe du monde. Sans doute faut-il renverser la perspective et saisir le catch non pas comme l’illustration de ce que nous ne voulons pas voir dans le sport, mais comme ce que nous voulons aussi y voir et qui nous donne, à nous spectateurs, du plaisir : les grands récits héroïques, le combat des bons contre les méchants, la classe et la mesquinerie, les gags et les accidents graves, les nationalismes et régionalismes primaires, les débordements, les corps hors-normes, l’érotisme latent des performances physiques, l’intelligence et la stupidité, les fins de carrière mémorables, ou piteuses. Un vrai cirque de la vie.