Je suis dans le train depuis plus de trois heures, remontant du sud au Nord. Les vacances sont pliées comme des transats un jour de pluie. Engourdi dans mon siège de seconde classe je sors de mon sac un carnet de croquis puis un fin stylo feutre noir afin de décrire en quelques mots cet interminable voyage ferroviaire. Depuis plusieurs centaines de kilomètres le décor s’est aplati, certains fauteuils se sont vidés de leurs passagers, la lumière a baissé. Mes pensées ont zigzagué, distraites par des magazines people, la visite au wagon-bar où j’ai bu le café et les visages croisés entre deux rangées d’appuie-têtes.
Je rêvasse. C’est alors que la langueur des transports fait tanguer mon regard au visage d’une femme à pulpe remarquablement apprêtée quelques rangées plus haut. Je reconnais en insistant celle qui s’est levée avant le dernier stop pour accéder aux toilettes, virevoltant les volants d’une jupe à franges outrageuse dans le roulis clapotant. Dressée sur talons, bridée des chevilles et débordante de chairs bombées. Depuis peu mes pensées semblent absorbées par le gouffre bouillant que referment sans aucun doute possible ses cuisses gonflées à l’hélium.
Elle semble accompagner sa fille, bien plus jolie mais tellement moins attirante. Bavarde, elle s’emporte en discussions animées de rires et d’exclamations spontanés. Mes pupilles virevoltent depuis son visage enjoué à la feuille de papier grisée en un manège négligeant les discrétions. Le train crisse. Sans raison apparente l’objet de mon attention quitte sa voisine, emporte un sac puis se pose sur le siège situé à ma droite, de l’autre côté de l’allée centrale. Je m’accroche au stylo, poursuivant les descriptions clandestines à moins d’un mètre de ma victime. Elle dévore des confiseries chocolatées puis repue téléphone à un mystérieux correspondant. Elle dit s’ennuyer, voudrait arriver plus vite à Lille, destination finale qui est aussi la mienne. Soudain le wagon pénètre un tunnel, interrompant brusquement la transmission.
Quand elle part se rafraîchir je devine une confiance tacite puisqu’elle abandonne son sac à main à ma surveillance exclusive. Seul pour quelques minutes, je réalise que je n’ose lui parler. Elle reprend place, son intime présence m’irradie d’intenses désirs absurdes : je l’imagine couverte de fourrures maquillée tel un clown jappant sur un air d’accordéon techno, rampant des quatre pattes vers mon sexe dur coiffé de cotillons multicolores. Je me demande : faut-il éprouver cet élan ? Je me réponds : sans doute, mais le courage me manque.
Elle souffle et baille levant le pubis, je crois pouvoir écrire qu’un désir la gagne. Dodeline du pied en ma direction, je l’imite malicieusement. Cela semble la gêner, elle cesse. Je continue de dodeliner pour semer ses intuitions, détourne la tête et plonge mon regard dans la large fenêtre. È pericolo sporgersi. La nuit tombée révèle son troublant reflet porté sur le verre en un paysage idéal : courbes abusivement féminines, toute cette peau visible, ses jambes, ces seins presqu’exhibés, son anatomie sublime et massive moins la tête sectionnée par le cadre de la vitre. Je l’entends bailler encore et lui pardonne tout pourvu qu’elle tende son pied vers moi, qu’elle fasse trop de bruit ou qu’elle feigne de ne pas s’apercevoir qu’en ce moment même, elle est tout pour moi.
Un nuage odorifère de cerises mûres s’étire tartinant l’atmosphère : madame vient de se parfumer d’un pschitt-pschitt, ajoutant de nouvelles molécules à la chimie des cellules ahuries. Désormais, seul un échange verbal pourrait faire basculer l’expérience. Elle meut le pied, bat ses bijoux, s’étire, n’ose pas. Parler pourrait tout gâcher. Je suis tout disposé à l’accueillir d’un regard rieur tant éprouvé mais le silence nous emporte. Tant pis. Pour elle ? Hum… je l’espère… Pour moi ? Bien sûr, mais pas seulement : je pense au cosmos dans sa totalité qui a sûrement besoin de plaisirs assouvis pour tourner rondement. Une bonne baise ne doit pas savoir faire de mal à l’équilibre cosmique des galaxies. Mais nous pauvres humains devons parfois traverser des océans d’échanges rituels avant d’espérer copuler. Pourquoi ? Et hop ! Il suffit ! Je brise le miroir du désir, j’oublie le stylo et m’empare d’un prétexte pour engager la conversation. « Les enfants font vraiment beaucoup trop de bruit, non ? » Penchée sur l’accoudoir, elle me tend son regard. Ses yeux pétillent d’un humour inespéré. « C’est vrai, mais ils sont tellement mignons ! ». Elle s’exprime franchement d’un fort accent du nord qui la rend immédiatement sympathique. Nous faisons connaissance : elle a 28 ans, rentre d’un voyage professionnel et vit à Dunkerque. Moi qui la croyais mère de famille confirmée je découvre une demoiselle plus jeune que moi-même. Elle officie en centrales électriques dans la prévention d’ondes radioactives et dit que dans le monde d’hommes qui est celui de son job, elle choque avec ses cheveux blonds et sa mini-jupe. Elle avoue les guider comme des enfants bien qu’elle n’en ait pas. Je lui dis que c’est très bien, et je m’étonne à raconter ma vie soudain plus belle saucissonnée de platitudes coulant de ma bouche comme du beurre fondu. « Ah ? Alors vous êtes artiste ? Je m’en doutais quand je vous ai vu écrire tout à l’heure ». Je souris. Mais déjà le train arrive au terminus.
En descendant de voiture, je porte certains de ses lourds bagages tel un bon gentleman, et lui demande en feignant l’inquiétude s’il l’un d’eux ne contient pas d’uranium par hasard. Elle semble perdue en gare de Lille, je la mène alors au point rencontre où l’attend son chauffeur. Nous échangeons enfin nos prénoms sans écorcher le vouvoiement lorsqu’une vieille femme fait son apparition. Je souris gentiment puis salue en filant prendre le métro.